Publié dans le n°138 de la revue du Trèfle - Janvier 2015
L'air de rien, et dans une certaine discrétion, le décret 2014-278 du 28 février 2014 instituant un délégué aux coopérations de sécurité au sein du ministère de l'Intérieur (JO du 2 mars 2014) est une petite révolution à lui tout seul.
L'idée de la coproduction de la sécurité est désormais ancienne. Elle a été matérialisée ces dernières années notamment par la montée en puissance des polices territoriales et la reconnaissance des maires comme "piliers" de la prévention de la délinquance, depuis la loi "Démocratie de proximité" de 2002 . Mais jusqu'à présent, il faut bien 1 reconnaître que cette conception restait très centralisée: l'État était le seul à détenir l'expertise en matière de sécurité au travers des police et gendarmerie nationales. Il proposait des dispositifs (vidéoprotection, contrats locaux de sécurité) auxquels les collectivités territoriales pouvaient adhérer ou non, mais leur liberté s'arrêtait finalement là. L'État est en fait coincé entre deux notions: sa conception régalienne de la sécurité, qui l'oblige à garder la haute main sur toutes les questions de sécurité publique, et celle, à valeur constitutionnelle, de libre administration des collectivités territoriales, qui lui interdit d'imposer quoi que ce soit à ces dernières. Bref, nous assistons depuis une quinzaine d'années à
une opération commerciale quasi-permanente où le ministre de l'Intérieur, quel que soit son bord politique, conçoit des plans et des outils qu'il tente ensuite de vendre aux collectivités avec un succès très variable.
Ainsi, et pour exemple, la vidéoprotection a mis du temps à s'imposer. Longtemps, les élus de gauche se sont opposés, souvent par principe, à cet outil, alors que ceux de droite le soutenaient et l'adoptaient, pour les mêmes raisons. Finalement, aucun d'entre eux ne disposait de retours d'expérience fiables à ce moment là. Aujourd'hui, même si le sujet est sensible, des villes de droite comme de gauche souscrivent chaque année à la mise en place de caméras dans leurs rues, avec des modalités relativement proches les unes des autres. Quelques villes ont tenté de se faire une idée sur le sujet. Amiens a bénéficié d'un audit de son système de vidéoprotection qui a donné lieu à un débat local au sein de la municipalité d'alors, de
gauche, mais qui avait hérité du dispositif de la mandature précédente, de droite.2 Position difficile s'il en est. De plus, quels critères d'efficacité choisir? Comment évaluer l'impact de la vidéoprotection sur la tranquillité publique autrement que par les chiffres de la délinquance, alors que les deux notions sont radicalement différentes? Les autres études disponibles sont pour la plupart anglo-saxonnes et ne soutiennent que très mollement le dispositif. À la faveur des récents changements de majorités dans les exécutifs locaux, nous avons d'ailleurs pu constater que la question était loin d'être réglée. Ainsi, Éric Piolle, nouveau maire écologiste de Grenoble, a même proposé - sur le ton de la boutade précisera-t-il ensuite - de revendre le système vidéo De la capitale des Alpes à la commune à Nice. La suite des événements nous indiquera à quel point son projet est abouti.
Autre dossier symptomatique de cette discussion à sens unique, le dossier du statut des policiers municipaux dont la refonte est sur la table depuis plus de 10 ans. Ces fonctionnaires territoriaux demandent à ce que leurs prérogatives soient précisées et leur situation sociale revalorisée. Mais si l'État central est compétent pour le premier volet, ce sont les collectivités d'emploi qui le sont pour le second, les deux aspects étant évidemment intimement liés. Car un fonctionnaire exerçant plus de responsabilités doit être mieux formé, peut-être recruté à un niveau plus élevé, et, par conséquent, mieux payé. Cette question est donc allègrement passée d'un ministère à un autre: Intérieur, budget, fonction publique, collectivités territoriales, pour finalement revenir à l'Intérieur. Il a été évoqué au sein de la commission consultative des polices municipales maintes fois et une proposition de loi sénatoriale soutenue par le gouvernement serait sur le point d'aboutir. Finalement, rien de très concret pour le moment.
À mon sens, avant le décret 2014-278, si nous pouvions parler de collaboration constructive, il paraissait en revanche très exagéré d'évoquer une coproduction de la sécurité. Le décret publié le 2 mars va-t-il changer les choses à lui seul? Évidemment non. Cependant le simple fait que l'administration centrale ait jugé nécessaire qu'un haut fonctionnaire soit chargé à plein temps de la concertation sur les sujets de sécurité traduit à lui seul un début de changement d'état d'esprit.
A partir de ce constat, quel peut-être le rôle de la gendarmerie? Il paraît essentiel de constater préalablement que l'activité de la gendarmerie nationale s'est à la fois amplifiée et diversifiée. Des contentieux comme les infractions économiques ou environnementales, quasiment absents du portefeuille des unités il y a trente ans, prennent désormais une place particulièrement importante dans les temps d'enquête. Même constat pour la cybercriminalité, très chronophage et médiatique. Mis en parallèle avec l'augmentation de la population française et un fonctionnement sous plafond d'effectif, il paraît donc compliqué pour la gendarmerie d'assumer de nouvelles tâches sans en délaisser d'autres.
Comme la police nationale, la gendarmerie jouit d'une expertise, de moyens humains et matériels et d'un arsenal de communication qui lui assure une présence systématique dans tous les dossiers où la sécurité est évoquée. Cependant, nous ne pouvons pas faire l'impasse sur les évolutions récentes et majeures qu'ont connu les questions sécuritaires. La fin annoncée du monopole de l'Etat sur les chiffres de la délinquance, posée par le ministre de l'Intérieur dès 2012, va forcément entraîner un renversement des positions. Aujourd'hui, seules les forces de sécurité et les administrations centrales disposent de ses chiffres et surtout de leurs détails. Manuel Valls, lors de son arrivée Place Beauvau, avait promis un libre accès à ces chiffres pour l'ensemble de la population. La démarche a déjà débuté puisque les statistiques de la délinquance sont accessibles par commune sur le site data.gouv.fr. Mais les données sont brutes et difficilement exploitable à moins d'être un spécialiste de la matière. Lorsque les citoyens, les collectivités ou les entreprises auront accès à ces chiffres, la bascule sera inévitable puisque chacun détiendra l'information.
Déjà, des sociétés se lancent dans le diagnostic territorial de sécurité au profit des collectivités territoriales ou des entreprises. Un syndicat du conseil en sûreté à même vu le jour récemment, regroupant une vingtaine de sociétés. Nul doute que cette libéralisation 3 de l'information leur ouvrira encore plus de portes sur des missions aujourd'hui majoritairement assurées par les "référents sûreté" des forces de sécurité intérieures. Ces derniers sont de toute façon en nombre trop faible pour absorber toute la demande dans un délai raisonnable.
Outre les collectivités territoriales, les entreprises de sécurité privée ont également connu un essor sans précédant, se structurant, gagnant une visibilité et une écoute qu'elles n'avaient jamais eu jusqu'à présent. Plus généralement, la sécurité d'aujourd'hui ne se résume plus à la tranquillité publique et à la police judiciaire. Chaque domaine doit, va ou a déjà intégré un volet sécurité, soit de manière obligatoire, comme c'est le cas des grands ensembles immobiliers au travers des études de sécurité et de sûreté publiques (ESSP), soit empiriquement au regard du préjudice que peut provoquer une faille de sécurité, comme c'est le cas dans l'informatique par exemple. La sécurité fait partie des marchés et il faudra bien que des acteurs répondent à cette demande.
L'un des prochains chantiers sera sans aucun doute le marché du travail. En effet, nombre d'employeurs cherchent, avec plus ou moins d'honnêteté et de réussite, à se renseigner sur les salariés qu'ils recrutent. S'il ne s'agit de pénaliser éternellement un salarié pour une erreur commise dans sa jeunesse, il convient néanmoins de prendre en compte le préjudice financier et les dégâts d'image que peuvent occasionner pour de grands groupes touchant des publics sensibles (mineurs, personnes âgées) une erreur de casting comme le recrutement d'une personne condamnée pour des faits en lien direct avec sa nouvelle activité. Partant de ce constat et au-delà de l'interdiction existante et du poids économique des acteurs concernés, ne vaudrait-il pas mieux aménager un certain contrôle sur les vérifications effectuées lors des recrutements
plutôt que de laisser certains raccourcis malencontreux s'institutionnaliser? La encore, c'est une refonte des questions de sécurité qui est en cours.
La gendarmerie et la police restent donc des acteurs centraux mais sont de moins en moins seules. Parallèlement, l'offre de formation dans ce domaine reste confidentielle. Cela tient d'abord au fait que tous les leviers étant entre les mains de l'Etat, il paraît très compliqué pour un acteur privé de proposer un cursus sérieux. La plupart du temps d'ailleurs, les offres privées de formation incluent une participation des membres des forces de sécurité de l'Etat, en activité ou à la retraite.
Certains verront dans ces évolutions une décadence de l'État français, d'autre le rétablissement d'une égalité entre un État central perçu comme hégémonique et des administrés, personnes physiques et morales, contraintes de "ramer" pour avoir accès à l'information et à l'expertise. Dans un contexte budgétaire contraint, j'y vois plutôt une chance. La gendarmerie est évidemment perçue comme un organisme de formation de premier choix. Pour bénéficier d'un recrutement performant pour ses postes à forte valeur ajoutée, elle se doit de plus de continuer à former des cadres intermédiaires, officiers subalternes, en nombre important. Les plus hauts potentiels seront vite détectés pendant que la majorité trouvera dans la sécurité de l'emploi et une gestion concertée une alternative tout à fait satisfaisante. Mais au regard de la situation évoquée plus haut, il serait regrettable que la gendarmerie rate le tournant de la sécurité collaborative. Cette nouvelle donne est à la fois l'occasion pour la gendarmerie d'offrir à certains de ses cadres des carrières alternatives au potentiel très élevé, et ainsi d'essaimer des relais d'opinion dans tous les milieux socio-économiques, mais aussi de proposer son savoir-faire en terme de formation à ces acteurs extérieurs qui ne demandent que cela. C'est une occasion en or de transmettre les valeurs
de l'Arme à des acteurs en attente, mais aussi d'ancrer les références professionnelles de ces nouveaux métiers dans l'univers de la gendarmerie, à charge ensuite pour cette dernière de parvenir à maintenir le lien, par le biais associatif par exemple.
Cela implique aussi le développement de la chaîne de reconversion et la création de nouveaux métiers de formateurs du public civil, certainement en complément d'autres tâches, ou pourquoi pas sur la base de la diversification des parcours des officiers évoquée récemment par le directeur général de la gendarmerie.
À défaut, il faudra apprendre à travailler avec des acteurs toujours plus nombreux aux cultures différentes. Une tâche à plein temps qui devra notamment permettre d'intégrer de nouvelles demandes institutionnelles sans pour autant éloigner les personnels de terrain de leur coeur de métier. Bref, ce sera un peu la quadrature du cercle...
1 Loi 2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité
2 Voir notamment sur ce sujet l'article critique du Télescope d'Amiens: "Audit de vidéoprotection à Amiens : «Rien à voir
avec une étude scientifique»", http://blogs.mediapart.fr/edition/le-telescope-damiens/article/031012/audit-devideoprotection-
amiens-rien-voir-avec-une
3 http://scs-conseil.org